lundi, avril 24, 2006

Génétique

... ce qui avait donné lieu à une tentative de réflexion de deux textes, pouvant s'enchaîner ou s'ignorer : portrait d'Elvis et portrait de Laura (un texte publié dans la revue Action Restreinte).
Le dispositif binaire a finalement été abandonné dans Fonction Elvis. Mais il en reste quelques échos...

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Il était une fois. Le 8 janvier 1935 à Tupelo, Vernon Presley attend que sa femme, Gladys, mette au monde leur enfant. Les temps sont durs et l’accouchement à lieu dans leur bicoque du quartier Est. Dans le petit matin clair. Limpide, misérable. Les planches de bois laissent passer. Le jour, quelques insectes. De quoi respirer, en courant d’air. Une vie d’interstices. Les fenêtres sont souvent closes. À 4 h du matin naît un enfant mort-né qui aurait dû s’appelle Jessie Garon. Le texte dit. Le drame d’un ange errant parmi les limbes, perdu, lassé, malgré lui. On commence à se lamenter. On pose des questions à dieu, à la vie. On demande pourquoi, pourquoi, pourquoi.

En gesticulant. Scènes de désespoir, de lamentations. La mère, masque de tragédienne, est sous calmant, prostrée au fond d’un canapé. La télévision est allumée. Le père oublie toute dignité, sanglote en public, pantin manipulé par la violence de la douleur. Leur espoir, leur enfant devenue grande, trop vite. Arrachée à la vie. La petite ville de Twin Peaks est stupéfiée. Le charme de sa nature grandiose, rompu. Comment une telle chose peut-être arriver dans un endroit aussi paisible ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? En gesticulant, en pleurant, on s’interroge. Il était une fois la mort de la belle Laura Palmer. Le 23 février 1989. Laura, la belle Laura, fierté de tous, retrouvée morte, flottant sur une rivière dans une aube glacée, près de l’usine de bois. La rumeur laisse passer. Des gémissements, quelques doutes. J’étais déjà partie. Les cheveux blonds, trempés, ondulés, la pâleur du visage ceint d’un drapé opaque de plastique immaculé lui donnent l’aura d’un ange lassé, malgré lui. C’était écrit, d’ailleurs.

Le texte dit. Rebondissement. Le médecin de campagne appelé fait remarquer qu’il y a un second bébé. Les contes de fée ont des hoquets, parfois. Le jour pointe. La délivrance, enfin. L’enfant s’appelle Elvis Aaron. En écho strict. Il crie, il respire, il vit. Il était une fois Elvis Aaron Presley. Gladys était sûre d’être enceinte de jumeaux. Elle en avait la prémonition, la conviction intime malgré le scepticisme de son entourage. Gladys et ses lubies. Sa chair. Toujours des idées, des histoires. Elle se plaisait à le répéter. Les contes de fée ont des hoquets. Elvis crie, il vit. 4h30, dans le petit matin clair. Les fenêtres sont closes mais le jour passe. Des insectes, un peu d’air. L’hiver est doux. Nous sommes dans le sud. Vernon observe la scène, bras croisés, spectateur intemporel des mythes. Gladys se plaît à répéter et berce.

Il y a toujours de la musique dans l’air. Mis en scène par l’encadrement de la fenêtre, le spectacle de la famille déchirée de douleur. On ne distingue que des hoquets entrecoupés de mots d’amour à l’attention de leur petite fille morte, leur enfant si lumineuse. Et le contraste de la campagne alentour, d’un vert tonitruant. Elle pourrait en raconter tant, de jour comme de nuit. Et moi donc. La cime des grands arbres ondule une chanson triste. Les chœurs sont des jeunes filles éplorées, intemporelles. Sans conviction, les élèves du lycée de Twin Peaks poursuivent leur journée de cours après la macabre nouvelle. Mais l’entourage proche de Laura ne parvient pas à surmonter le choc. « Que faire dans un monde où n’importe qui peut surgir de n’importe où et faire n’importe quoi ? » Personne ne comprend comment le conte de fées a pu ainsi tourner au cauchemar, comment la jolie princesse blonde au sourire renversant a pu être sacrifiée avec tant de violence. Un déchaînement qui paraît inhumain, comme le fruit de forces obscures et lointaines. Dans cette petite ville noyée au cœur de la forêt, plus qu’ailleurs, on connaît le poids d’une histoire tissée de légendes indiennes, le combat permanent du bien et du mal au cœur de chaque instant.

Morning Dove White, l’arrière arrière grand-mère de Gladys Love Smith, épouse Presley, était cent pour cent Cherokee. Blanche colombe de l’aube. Morning star. Les prémices de l’Amérique. Ses habitants. Des flèches, des plumes, des nattes. Des franges, des chevaux, des tatouages. Des totems, des courses-poursuites. Le tout en technicolor. (L’histoire du cinéma se confond avec celle du western.) L’immensité d’espaces infinis, à conquérir. (L’histoire de l’Amérique se confond avec celle de ses guerres.) Pigments bigarrés, fragments d’artillerie. Le fracas des canons, l’odeur de la poudre. Des immigrants et des rencontres. Des descendants. Métis. Vers l’Ouest, le Sud des esclaves. Toujours un élan.

Brisé, l’espoir d’une destinée qui aurait pu s’inscrire en lettres d’or. La confiance en la bonté humaine. Laura Palmer n’est plus qu’une succession d’instantannés miroitant aux yeux embués de ses proches. Comme le jour de ses 12 ans. On lui avait offert un poney qu’elle faisait galoper à la façon d’une héroïne de cinéma échevelée et haletante, poursuivie par une guerre faisant rage, dévastant tout sur son passage. Jusqu’à la rencontre avec le héros, bien entendu. Grand, fort, un peu cruel, un peu brutal. Grisée de l’odeur animale âcre et rassurante, Laura se sentait au tout début du monde. Comme s’il ne s’agissait que de choisir un chemin à parcourir, parmi tant d’autres, en en connaissant par avance le dénouement (l’aboutissement). Mais elle savait déjà qu’on ne trouve de happy end qu’en technicolor et que, tôt ou tard, parmi les aléas du bonheur et du malheur, l’ombre gagnerait l’écran.

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